11.4.07

ISRAEL - IRAN ( partie I )

Israël-Iran -
vers l’émergence d’une dissuasion nucléaire au Moyen-Orient ?
E. Dubois

La poursuite du programme nucléaire iranien repose la problématique de la dissuasion, mais annonce également une rupture d'équilibre et une instabilité majeure. Une évolution inquiétante qui prendra des années pour aboutir, avec comme toile de fond la possibilité d'une apocalypse.
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Revue Militaire Suisse

avril 2007

Alors que le dossier du nucléaire iranien semble crapahuter sur une route bien sinueuse, qui l'a amené à faire une escale à la fois tardive et inattendue au Conseil de Sécurité de l'ONU, en décembre dernier, après les multiples détours d'une croisière toute diplomatique, essentiellement en Europe ou à Téhéran, les avis restent partagés sur la voie à suivre face aux dirigeants iraniens.

Le 29 janvier dernier, Jacques Chirac s'est même fendu de propos minimisant le danger d'une bombe atomique iranienne. Depuis, le président français s'est rétracté, qualifiant ses déclarations précédentes de schématiques (1). Bourde, défaillance, dérapage contrôlé ou ballon d'essai ? Toujours est-il que quelques jours plus tard, Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, appuyait les propos du président gaffeur sur LCI et que Roland Dumas, son ancien homologue, l'imitait et renchérissait quelques jours plus tard (2).

En réalité, plus le temps passe et plus les avis semblent divisés sur le problème iranien. Des soupçons quant à la volonté iranienne d'accéder au nucléaire militaire, la question tend désormais à se déplacer vers la nature du danger que représenterait la possibilité de voir Téhéran se doter de la bombe atomique. Qu'adviendrait-il de la stabilité régionale, voire internationale, dans le cas où l'Iran accéderait au nucléaire militaire ? Serait-ce un facteur d'équilibre ou de déséquilibre ?

Les pessimistes voient dans une telle perspective un engrenage apocalyptique qui mènerait la région vers la guerre et peut-être même à l'aube d'un nouvel Armageddon nucléaire. Les plus optimistes soutiennent que depuis Hiroshima et Nagasaki, les armes nucléaires n'ont jamais été employées et qu'elles ont fatalement un effet responsabilisant sur ceux qui les détiennent. Régulièrement, on peut lire à ce propos des argumentaires allant dans l'un ou l'autre sens, s'appuyant sur l'opposition entre Israël et l'Iran, en cherchant la comparaison avec des « modèles » comme la guerre froide ou la relation indo-pakistanaise.

Bien loin de vouloir résumer la problématique iranienne à un seul face-à-face entre Israël et l'Iran, approche qui me semblerait réductrice, je vais néanmoins me baser sur cette seule relation, rebondissant sur les propos récents du président français, afin d'évaluer l'hypothèse selon laquelle l'acquisition de l'arme nucléaire par le régime iranien ne représenterait, à terme, pas de danger majeur pour la stabilité moyen-orientale, voire au-delà. Je commencerai par un détour théorique, en résumant le principe général de la dissuasion. Ensuite, j'élargirai progressivement mon propos au cas concret de la relation entre Israël et l'Iran, suivant donc l'hypothèse que je viens d'énoncer.



1. La dissuasion : principe général

Avant toute chose, il n'est sans doute pas inutile de rappeler en quelques mots ce que l'on entend généralement par le mot dissuasion.

Ce dernier désigne un concept qui a acquis toute son importance avec l'apparition des armes atomiques et occupé, dès les années ‘50, le cœur des théories des différents stratèges de la guerre froide : la puissance sans commune mesure de l'arme atomique (l'arme suprême) révolutionne totalement autant le concept d'emploi de force que les relations internationales et fait entrer l'humanité dans un âge nouveau et terrifiant, signifiant la possibilité soudaine et radicale de sa brutale disparition. En réalité, tous les spécialistes des questions stratégiques se retrouvent sur ce point : il ne peut véritablement y avoir de dissuasion que nucléaire.

Mode de relation généralement présenté (un peu vite sans doute) sous un aspect binaire, « la dissuasion est un mode de l'interdiction » (3), ainsi que l'énonce le général Lucien Poirier. Elle se distingue essentiellement de la coercition par sa stricte négativité : il s'agit de « détourner l'adversaire de faire telle chose » (4) et non de le contraindre à agir dans un sens déterminé, empêcher s'opposant à obliger.

Par conséquent, dans la dialectique dissuasive, le « dissuadeur » tentera de persuader un éventuel agresseur de l'irrationalité de sa volonté d'user à son encontre des moyens coercitifs dont il dispose par ses armes (5). Qu'on pense par exemple aux stratèges américains qui cherchèrent très tôt à faire comprendre aux Soviétiques la folie que représenterait une invasion de l'Europe, au vu des destructions démesurées et catastrophiques qu'une telle entreprise entraînerait, suite à une riposte nucléaire de l'Otan sur leurs centres vitaux.

On le comprend, au-delà de cette démarche essentiellement psychologique (6) (persuader n'est pas convaincre) portant sur la volonté de l'adversaire, la dissuasion agit directement sur son processus de décision, en suggérant une comparaison entre les gains espérés et les risques encourus. Ce calcul, souvent associé à la théorie des jeux, doit, in fine, assurer l'adversaire que son acte est suicidaire. En réalité, l'enjeu n'en vaut pas la chandelle.

Cependant, on s'aperçoit aisément que, l'équation ainsi posée étant réversible, c'est une menace de suicide collectif qui se pose aux deux termes de la relation dissuasive, chacun pouvant user de sa puissance nucléaire dans une furie destructrice, point paroxystique d'une montée aux extrêmes dont la logique ultime signifierait en réalité, en cas de généralisation à l'échelle du monde, la disparition de toute trace de civilisation humaine de cette Terre. C'est le fameux « équilibre de la terreur » qui prévalait pendant la guerre froide, bien connu de tous.


2. Probabilités et incertitude

Cette relation posée entre enjeu et risque n'est pas si simple qu'il n'y paraît. Au contraire, elle se double du problème lié à l'interprétation des intentions de l'adversaire, à travers ses actes, ses propos, mais aussi ses réactions supposées. Il s'agit là en réalité d'une dialectique particulièrement complexe et formidablement subtile dont la crise des missiles de Cuba (1962) peut fournir une parfaite illustration.

Cette logique probabiliste annonce par conséquent un autre facteur, essentiel pour la dissuasion : l'incertitude. « De cette montagne d'évaluations conjecturales, d'hypothèses et d'appréciations fondées sur des intuitions complexes, n'émerge qu'un seul facteur de valeur certaine : l'incertitude. C'est en fin de compte l'incertitude qui constitue le facteur essentiel de la dissuasion. » (7).

Logique probabiliste et jeu des incertitudes : voilà deux éléments clefs du concept de dissuasion. Formalisés par des stratèges français dans le cadre de ce que l'on a coutume d'appeler la dissuasion du faible au fort, ils n'en définissent pas moins des invariants de toute stratégie de dissuasion.

Comme le souligne le général Beaufre dans l'extrait cité plus haut, l'incertitude, dans l'évaluation politico-stratégique de la valeur de l'équation entre risque et enjeu, est la seule chose certaine. Au-delà de ce paradoxe de la dissuasion, cette tension introduite dans le calcul stratégique par la logique probabiliste et l'incertitude annonce une conséquence troublante : la difficulté à fournir une modélisation prévisionnelle qui serait « mathématiquement fermée » (8). Autrement dit, la dissuasion n'est pas une structuration simple des relations entre deux ou plusieurs Etats, transposable automatiquement et instantanément d'une région du globe à une autre. Le jeu de la dissuasion consiste en réalité en une forme d'équation structurellement ouverte (et dynamique) par le champ non clos des probabilités (jeu des incertitudes). Ce qui en fait à la fois la force (la stabilité recherchée) et la dangerosité ( le risque de l'échec)! (9).

Car la dissuasion n'est pas une formule magique. Malgré tous les livres consacrés à cette question, personne n'a encore écrit le « petit traité sur la dissuasion en dix leçons ». Au contraire, il s'agit d'un langage hautement difficile et subtil, un art complexe et précaire qui s'apprend et s'éprouve dans le temps par les protagonistes ! La liberté d'action s'en trouve inévitablement modifiée, avec le risque d'escalade à chaque instant. La subtilité de la dissuasion consiste donc à jouer sur la prise en compte par l'adversaire de la probabilité sans précédent du risque à travers la notion précitée d'incertitude, tout en recherchant un certain équilibre dans le rapport de forces en vue de la préservation de l'intérêt vital de la nation (10).

Beaucoup de choses pourraient être dites sur ce point, mais ce n'est pas ici le lieu de se lancer dans une étude exhaustive de la question. Néanmoins, cette notion d'incertitude, couplée à celles de risque et d'instabilité, doit faire réfléchir même les plus optimistes. Peut-on sans risque exporter un tel modèle à des régions du monde fortement instables tel le Moyen-Orient ? Un tel pari n'est-t-il pas plutôt risqué ? Alors que cette même notion de risque est, en partie du moins, liée à la problématique de l'interprétation des intentions de l'adversaire, avec toutes les implications qui en découlent, en rapport avec la nature éminemment psychologique de la dissuasion, celle-ci peut-elle être introduite sans danger dans une région du monde où les conflits de perceptions nourrissent constamment le danger d'escalade, prenant en otage jusqu'à nos propres sociétés, au travers de conflits asymétriques et sociétaux ? (11).

Aussi ne me semble-t-il pas irraisonnable d'opposer la prudence à ceux qui prétendraient nous vendre des lendemains qui chantent avec le développement du nucléaire iranien. Ce n'est d'ailleurs pas parce qu'aucune arme nucléaire n'a été employée depuis la fin de la seconde guerre mondiale qu'on peut en conclure péremptoirement au succès incontesté de la dissuasion et à la pacification perpétuelle du monde par l'existence des armes nucléaires. Ceci est vrai autant pour les modèles du passé (guerre froide) qu'actuels (théâtre indo-pakistanais) (12).

D'ailleurs, si c'était le cas, on se demande pourquoi alors la communauté internationale se montre toujours aussi inquiète des risques de prolifération nucléaire, pourquoi elle brandit avec tant de conviction le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) à la face du monde, pourquoi elle a salué la Libye pour son renoncement à l'arme nucléaire, pourquoi on a mené des négociations haletantes avec la Corée du Nord pour les mêmes raisons, pourquoi on se montre autant préoccupé par le risque de voir un jour le Brésil, le Japon, l'Egypte, l'Arabie saoudite, l'Iran ou tout autre pays candidat au statut de puissance nucléaire se procurer l'arme atomique...

Manifestement, certains experts, commentateurs ou hommes politiques semblent prendre la dissuasion nucléaire pour la panacée, au risque de jouer ainsi aux apprentis sorciers, dans une région du monde qui n'a déjà que trop souffert des intrusions irresponsables des puissances étrangères.


3. Les postulats de la dissuasion « classique » : le joueur d'échecs

En réalité, ceux qui défendent l'idée d'une vertu stabilisatrice de l'acquisition de l'arme nucléaire par l'Iran ont tendance à se reposer, sans toujours s'en rendre compte, sur une série de postulats qu'il est intéressant d'aborder. En effet, en matière de dissuasion, les spécialistes ont souvent fondé leur propos sur une vision rationaliste de l'histoire des relations internationales, l'argument du nucléaire renforçant forcément, à leur sens, cette vision du chef d'un Etat possédant l'arme suprême comme une sorte de super-stratège, qui serait en quelque sorte un joueur d'échecs, qui déplacerait ses pions et prendrait ses décisions en vertu d'un processus décisionnel pragmatique, visant essentiellement à maximiser l'utilité, selon la fameuse formule empruntée au modèle économique, autrement dit, l'intérêt national. Outre la posture rationaliste, ce sont donc les notions de calcul et d'intérêt qui apparaissent ainsi au cœur de notre analyse.

Au-delà de cette question du modèle de l'acteur rationnel, en réalité fort complexe et méritant un autre développement que ce modeste espace de réflexion (13), c'est l'examen du champ d'application de la dissuasion, voire des « cas limites » qui sera envisagé ici.


A. Le socle de la rationalité triomphante

Un des arguments qui alimentent l'optimisme de certains, c'est donc l'idée selon laquelle l'atome militaire aurait forcément un impact rationalisant sur ceux qui le détiennent. Cette assertion ne saurait être tenue pour négligeable tant elle imprègne l'esprit des analystes stratégiques autant que celui des spécialistes des relations internationales. Elle est d'ailleurs régulièrement mise en avant comme objection aux notions d'incertitude et de risque, évoquées dans les lignes du point précédent.

S'il paraît effectivement acceptable par tous que l'homme est un être qui calcule, le postulat selon lequel l'homme est nécessairement rationnel n'est pas si simple. C'est que la rationalité se révèle plus complexe qu'on ne le croit habituellement. Ainsi, si la plupart des analystes des événements internationaux recourent, dans leur très grande majorité, à ce type d'approche rationaliste, une telle lecture doit nécessairement s'affiner afin de permettre l'émergence de modèles explicatifs à la fois cohérents et précis.

Lorsqu'on se penche sur la crise de Cuba, en 1962, sur le déclenchement de la guerre du Kippour, ou sur les causes de la première guerre du Golfe, on doit forcément pouvoir expliquer le pourquoi de telle ou telle décision et son lien avec les autres actions des différents protagonistes. Pourquoi Saddam Hussein a-t-il pris le risque « insensé » d'envahir le Koweït en août 1990 ? Pourquoi les Soviétiques ont-ils décidé d'installer des missiles balistiques sur l'île de Cuba, au risque de déclencher un cataclysme à l'échelle planétaire ? De telles décisions semblent en effet « absurdes » a posteriori et réclament forcément une explication, pour ne pas dire... une « raison ».

Remarquons tout d'abord que la rationalité n'exclut pas l'erreur. On peut très bien se comporter de manière rationnelle, envisager la réalité de façon calculée et pragmatique, et se tromper. Pourquoi le général Grouchy s'est-il obstiné à poursuivre les troupes de Blücher jusqu'aux portes de Namur, alors que Napoléon en avait besoin sur le champ de bataille, à Waterloo, pour battre Wellington ? Pourquoi Hitler est-il tombé grossièrement dans le piège des Alliés et a-t-il ordonné des bombardements sur Londres, au lieu de maintenir la pression sur la Royal Air Force, alors au bord de l'asphyxie, alors qu'il avait pourtant su se comporter en redoutable stratège en d'autres circonstances ? Voilà qui pose question. A moins de concevoir l'erreur comme une suspension temporaire de la raison. Hypothèse séduisante pour certains philosophes mais évidemment insuffisante pour l'analyste stratégique.

C'est qu'en réalité, la rationalité est une notion dont la nature complexe reste étrangère à son universalisation sous une forme homogène, telle qu'on l'a trop souvent conçue en Occident. Si l'homme est un être raisonnable et calculateur, peut-être faut-il intégrer dans ce « calcul » des représentations culturelles ou symboliques. Comme le souligne le sociologue Christian Morel, dans son livre sur les décisions absurdes, « une décision est toujours prise dans le cadre d'une certaine rationalité, c'est-à-dire un ensemble de raisonnements et de croyances partagés par la communauté des personnes qui participent à la décision » (14).

Ainsi, s'il existe des êtres irrationnels, la posture calculatrice et rationnelle est cependant adoptée par le plus grand nombre comme mode de fonctionnement naturel. Néanmoins, il ne faut pas en conclure à l'homogénéité des comportements rationnels : les valeurs, les convictions et les intérêts sont des variables qui dépendent autant des individus que des cultures qui les traversent, influant nécessairement sur leurs conduites et sur leurs décisions. Ceci est autant vrai pour les Etats que pour leurs dirigeants. Par conséquent, une lecture même rationaliste des relations internationales, doit emprunter à des modèles complexes d'explication des décisions des différents acteurs, intégrant les valeurs, convictions, stéréotypes ou autres représentations de chacun d'eux.


B. Au-delà de l'Etat-nation : les notions de régime et d'idéologie

Il s'agit en réalité d'un défi complexe. Comment juger de la rationalité d'un Etat lorsque la définition de sa raison suprême, de son intérêt supérieur, se confond avec le délire paranoïaque d'un seul homme (par exemple, Hitler ou Saddam Hussein) (15) ? Comment prévoir la réaction d'un chef d'Etat excentrique à la tête d'un régime fortement idéologisé et ne respectant aucune règle internationale ? On l'a vu dans le passé avec des pays comme la Libye ou l'Irak : la tentation du « coup d'éclat » n'est jamais loin et ne peut donc jamais être totalement exclue. Mais on peut aller plus loin. Peut-on appréhender de la même manière une démocratie et une dictature ? On voit poindre ici la notion de régime, qui conjugue à la fois la notion d'institution et celle, plus difficile à manier, de culture ou d'idéologie. Avec ce constat en forme de défi pour tous ceux qui suivent l'évolution de la crise iranienne : les régimes autoritaires fortement imprégnés d'idéologie n'ont pas les mêmes intérêts et les mêmes valeurs que les démocraties.

Cependant, il ne faudrait pas tomber ici dans l'accusation de folie, dénoncée plus haut, mais plutôt admettre que certaines formes de calcul, différentes des nôtres, doivent être envisagées lorsque l'on veut pouvoir esquisser l'avenir. Ainsi, pour revenir à notre sujet et à l'Iran, comment interpréter ou prédire les comportements d'un pays qui se définit comme une république islamique, une puissance ouvertement révisionniste, dont les dirigeants sont coupés du monde par l'aveuglement idéologique qui les caractérise : une interprétation religieuse axée sur la notion de martyre et sur une vision apocalyptique d'un monde clivé entre le monde musulman, de préférence chiite, figurant le bien, et le monde des infidèles, gouverné par Satan, et voué à la destruction, le tout sur fond de discours révolutionnaire et de recours au terrorisme suicidaire... Ce pays sera-t-il rationnel ? Ou plutôt, ses calculs seront-ils prévisibles selon nos propres modes de calcul ? La difficulté de la communauté internationale et en particulier des chancelleries européennes de cerner la politique iranienne n'est-elle pas sur ce point source d'inquiétude pour l'avenir ? (16)

Par ailleurs, certains de ceux qui défendent qu'aucun chef d'Etat ne se lancerait dans une décision « suicidaire » à l'âge de l'atome s'appuient en fait non seulement sur un modèle « rationnel étroit » mais sur la notion clef d'Etat-nation. Mais comment envisager alors le cas de régimes dont l'idéologie de base se présente comme la négation même de ce concept consacré en Europe par le Congrès de Vienne de 1815 ? Comment classer l'Iran dont le régime, islamique comme on vient de le voir, se réclame de valeurs religieuses transcendant totalement le cadre nationaliste reposant au fondement de l'Etat-nation ? Car les discours sur la « nation iranienne », prononcés par certains dirigeants à Téhéran, ne doivent pas faire illusion : l'ayatollah Khomeiny avait bien autre chose en tête lorsqu'il décida d'opter pour une république, au lendemain de sa révolution en 1979. Rappelons quand même que l'Iran n'a de républicain que le nom... tempéré d'ailleurs par le mot islamique : l'absence de rôle constitutionnel dévolu au président et au parlement (le majlis) ne devrait tromper personne.


C. L'Etat-nation à l'heure de sa mise à l'épreuve

Reste qu'un autre problème se pose en ce qui concerne le risque nucléaire iranien. Le cas de l'Iran et la collusion de ce type de régime islamique avec des groupes terroristes rappelle la délicate question du débordement de l'Etat-nation, ces dernières années, par le développement de groupes transnationaux et non étatiques échappant à tout contrôle. On le voit bien, au-delà de ce que les Américains appellent la guerre contre le terrorisme (GWOT, pour Global War On Terrorism), se trouve l'avenir de l'Etat-nation comme modèle de gouvernance politique dont l'autorité a été fortement remise en question, à la fois par les attentats perpétrés par la mouvance d'Al Qaeda et, de manière plus générale, insidieuse devrait-on dire, par le développement de guerres asymétriques, au Moyen-Orient ou ailleurs.

Nous touchons ici à la limite des théories de la dissuasion élaborées au cours de la guerre froide ou même dans le cadre du théâtre d'opérations indo-pakistanais, faisant peut-être éclater un jour notre vision traditionnelle du rôle du nucléaire et du chef de l'Etat responsable de sa mise en œuvre. Serait-il possible de voir un jour l'émergence d'une dissuasion du fort au fou (17) ? On se souvient que le 19 janvier 2006, Jacques Chirac avait, lors d'un discours remarqué, prononcé à l'occasion de sa visite aux forces aériennes et océaniques stratégiques à Landivisiau, évoqué à la fois les menaces émanant des puissances régionales et celles représentées par le terrorisme. Mais si le président français avait alors davantage évoqué la possibilité, pour la France, d'exercer sa réponse directement sur les centres de pouvoir et sur la capacité à agir de l'Etat menaçant ses intérêts vitaux (18), comment envisager une riposte appropriée à des groupes échappant à toute tutelle étatique ?

Au-delà de l'aspect technique (19) ou des effets d'annonce, c'est la difficulté de fournir une dissuasion efficace dans un cadre international mouvant qui apparaît. Par ailleurs, on ne saurait réduire cette problématique à son aspect technologique ou même doctrinal : c'est la justification même de la dissuasion dans le cadre de « cas limites » qu'il convient d'envisager. Ici, la rationalité s'efface peut-être devant un interdit moral plus grand encore, en particulier pour les démocraties.

TEXTE REPRIS DU SITE DE L'UPJF